mercredi 17 juillet 2013

J-362 : la thèse, Into The Wild et Cymbalta

Après la thèse, je me suis pris des vacances, ça valait bien ça. Entreprise fatigante, stressante, exténuante. On y laisse des plumes, forcément.
Pour accéder à ce graal, on lève la patte comme un caniche. Oui, oui, comme un caniche.
En fin de cursus, on commence à y penser sérieusement, on se dit qu'on a encore le temps. On procrastine. 
Puis on met le doigt dans l'engrenage et on commence l'ascension de l'Everest. Pour cela, il faut au préalable valider le choix du sujet, le directeur de thèse, ainsi que le responsable de thèse. Passons les étapes de l'ascension, et le bonheur une fois le sommet atteint. Attardons nous un peu sur les imposteurs et les fraudeurs. 
Si l'ascension est une étape personnelle, un cheminement, presque une expérience métaphysique ; on peut nuancer l'exploit tant la supercherie est flagrante.
Les sujets de thèse sont parfois tellement ridicules qu'on se demande comment un directeur aura pu se porter garant. Certains effectuent l'ascension en 5 ans, souvent un an, d'autres chanceux en 3 mois, trouvant une voie d'ascension magique, quasi surnaturelle. Question de copinage.

Les thèses d'exercices sont facilement accessibles. Dans les annales, prenons l'exemple de cet étudiant qui aura trouvé comme sujet : "Guide des dispositifs médicaux rencontrés à l'officine" (1). Ascension rapide, 3 mois maximum.
Applaudissons à l'inverse un bel exploit avec : "Utilisation de nouveaux outils en pharmacovigilance : à propos du retrait du médiator (benfluorex)". Ascension à l'ancienne, à 2 sherpas, sans oxygène. Durée de l'ascension : minimum 2 ans.
Ascension terminée, je pars. Je me ferrai bien un trip à la "Into the wild". Je me sens un peu mal, un peu comme le mec dans "super size me" après son indigestion de hamburgers.
C'est qu'il y a un sentiment bizarre la dedans. Sensé être heureux, et pourtant, je me sens vide, désincarné. On vient de me voler 6 ans tout de même, là ou 4 auraient suffit. Oh, effectivement, j'ai maintenant un titre. Docteur en pharmacie, la belle affaire. En réalité, on aurait pu élaguer un paquet de matières inutiles, reformer le truc en profondeur et aboutir au même résultat en 4 ans seulement.
Un peu groggy, j'ai envie de couper avec la civilisation, internet, mon ordinateur personnel, le monde professionnel, la consommation, l'immobilier. J'ai envie de vivre, enfin.
D'autres jeunes confrères m'auront fait les mêmes confidences, lucides sur leur gueule de bois post thèse. Un titre ne vaut rien quand on a l'impression de s'être fait volé son temps. Envolé, perdu à jamais ...

Mais nous sommes pragmatiques, nous, la génération "Y", nous sommes terre à terre, parait-il. Les contingences de la vie nous ramènent dans le droit chemin, et le romantisme à la sean Penn ne dure pour nous que 3 semaines, maximum. Sans illusions, de retour à la réalité, on se connecte sur WK.pharma ou OCP.fr à la recherche d'un boulot. Aucune excitation, aucune joie, aucune perspective. On connaît déjà bien le boulot, les 6 mois de stages auront déjà été un bon aperçu de ce qui nous attend. Entretien d'embauche vite expédié devant un employeur à la ramasse, à côté de ses pompes, pas vraiment à l'aise dans un échange de ce type. Contrat classique de 35h, et une période d'essais de 3 mois. Salaire de 2400 net. Belle arnaque. Évidemment 80 % des français gagnent moins que ça. Évidemment ça fait de nous des privilégiés. Encore faut-il savoir de quel point de vu on se place.

Il y a des pharmaciens titulaires heureux, je n'en doute pas. Ayant abandonné leur esprit critique, si tant est qu'ils en aient déjà eu un, au profit de la rentabilité. Aussi, je ne doute pas qu'il y ait des pharmaciens adjoints heureux. Docile durant leurs études, il resteront dociles en tant que salarié, conscient de la valeur matérielle apportée grâce au fruit de leur travail.

Mais Platon ne serait pas d'accord. Quand on sort de la caverne, c'est pour de bon. J'essaye de souffler pour ne pas craquer chaque jour. Ce salaire ? Je m'en fou, je m'en tape. Question de point de vu disais-je. Moi ce que je vois dans la balance, c'est 6 ans volé, c'est un job en l'état, qui ne nécessite que 10 % de mes ressources intellectuelles. C'est un job où je suis debout 8h par jour parce que le pharmacien titulaire n'a pas la décence de mettre des chaises. C'est un job où je dois passer sous silence mes connaissances parce qu'elles porteraient préjudices financièrement parlant, à mon "boss". 

Pourquoi devrais-je m'expatrier dans un autre pays me demandait un lecteur dans un des commentaires? 

Mettons que je continue à vivre cette vie, dans 5 ans mon dos me ferra mal, et mes jambes aussi. En même temps que mon corps s'affaiblira j'aurais aussi perdu toute capacité intellectuelle à cause d'un ennui patent. Et puis, je ferai peut-être une dépression. C'est vrai quoi, un de ces quatre, madame Trucmuche se présentera à la pharmacie suite au décès de son petit mari, et me présentera une ordonnance de duloxetine (Cymbalta®) que je délivrerai. Sauf que la duloxetine augmente le risque d'hémorragie et le risque d'hyponatrémie pouvant causer des chutes et des pertes de conscience, ce qui causera plus tard le décès accidentel de madame Trucmuche (3). Dommage, car madame Trucmuche était une mamie gâteau, attentionnée et bien entourée, un simple soutien l'aurait aidé à surmonter le deuil.
Alors dans la foulée, je ferai effectivement une dépression, car je le savais moi, tout ça. Ben oui, il n y a qu'à ouvrir la revue prescrire pour apprendre que les effets secondaires de la duloxetine sont largement défavorables à son utilisation,  du moins en pratique courante.
Mais parce que le pharmacien est payé à la marge, sur chaque boite vendue, je n'allais pas le lui dire, forcément. Et puis comme les visiteurs médicaux sont très forts, ils vont continuer à influencer les prescriptions, me forçant donc à délivrer des médicaments dont je sais très bien que la balance bénéfice-risque est défavorable, ou qu'il existe un médicament ancien, faisant aussi bien pour moins cher.
Alors, ce n'est peut-être pas mieux ailleurs, mais ça vaut la peine d'essayer. Primo, pour ma santé mentale, secondo, pour sauver mes neurones, et tertio, pour ne pas être complice de la mort de madame trucmuche et de ses apparentées.


1. Guide des dispositifs médicaux rencontrés à l'officine. Thèse d'exercice pour l'obtention du diplôme d'état de Docteur en pharmacie. Arnaud Luard. 2007.

2. Utilisation de nouveaux outils en pharmacovigilance : à propos du retrait du médiator (benfluorex). Thèse d'exercice pour l'obtention du diplôme d'état de Docteur en pharmacie. Flore Michelet. 2010.


3. Duloxétine (Cymbalta), la revue préscrire 2009 ; 29 (303) : 9









Into the wild, 2007, réalisateur :  Sean Penn






4 commentaires:

  1. Bonjour pharmaciendujedi93.
    Si j'ai bien compris, vous êtes diplômé de Paris 5. Quoique. Je n'ai que peu entendu prononcé le nom de la revue Prescrire à la fac...
    De plus, vous avez le profil d'un bon étudiant car vous avez terminé les études en 6 ans, d'après ce que je comprends.
    Vous vous expatrié, mais êtes-vous sûr que ce soit mieux ailleurs? Pour quelles raisons?

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  2. Bonsoir,

    tout d'abord bravo pour la qualité de vos articles. J'aime beaucoup le style, et je me suis bien reconnue dans beaucoup de vos propos (notamment dans le fait d'être dégoûté et à bout de souffle à la fin des études, avant même d'avoir commencé à travailler), mais je vous trouve tout de même très cynique, voire même complètement aigri, ce que je trouve dommage car vous êtes jeune...

    Vous vous expatriez pour faire autre chose que de la pharmacie si je comprends bien ? Vous avez un projet sur le long terme ?

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    1. Merci !
      Votre réponse dans le dernier post : J-361
      Cordialement.

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  3. Merci pour la réponse !
    Et encore bravo pour vos articles et votre vision des choses ! C'est rare un pharmacien qui s'intéresse réellement au monde qui l'entoure. Quand je parlais un peu d'actu à la fac, on me regardait comme une extraterrestre ;-)

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