vendredi 19 juillet 2013

J-361 : l'ascenseur social, the good will hunting et les "NACOs"


Fin de semaine, l'occasion de souffler un peu. L'occasion aussi, de voir des amis, de se réjouir, enfin.
"On ne naît pas homme : on le devient", pourrait-on dire, reprenant ici Simone de Beauvoir dans son livre : le deuxième sexe (1). Quand on décide de tout quitter, de tout laisser derrière soi, on ne le fait jamais non sans raison. Des proches, des amis, la peur, un amour, il existe souvent mille explications à une sédentarité souvent de mise. C'est surtout une volonté de puissance, reprenons ici Nietzsche, qui pousse un individu à quitter sa zone de confort. Trouver mieux, se surpasser, c'est l'impérieuse nécessité biologique consistant à optimiser, envisager le champ des possibles, qui nous pousse au mouvement. Quand tout va mal, les organismes biologiques bougent, fuient, courent, dans un second et ultime élan. 

Fin de semaine, l'occasion d'un dîner entre amis, mais pas seulement. 00h54, retour par le dernier train de banlieue et la réflexion sur un ascenseur social en panne. Une fois effectué les 700 mètres qui me séparent de la gare, je me retrouvais à traverser un groupe de jeunes en bas de mon immeuble. Scooter volé, marijuana et ses odeurs caractéristiques, fort accent de banlieue, sol jonché de crachats, le cliché classique d'une intégration totalement ratée. Arrivé chez moi, et pour trouver un peu d'air, j'ouvrais les fenêtres de ma chambre en grand et fut aussitôt importuné par ce même groupe qui décidait d'aller fumer un dernier joint juste sous ma fenêtre. Le calme de cette nuit était ainsi régulièrement entrecoupé par les dérapages sournois d'un dealer en Audi A7 décapotable. Façon de communiquer, mais aussi d'exister, pour des individus heureux, ayant toujours vécu là. Le tout, accompagné d'injures, de cris, comme une sorte de reliquat d'un passé anthropologique ancestral, lorsque le verbe et le langage n'étaient qu'à leur balbutiement. Heureusement pour moi, je n'ai plus d'examens à passer. Les cris sont ainsi supportables.

Je me souviens, au collège, avoir murmuré dans mon fort intérieur que je réussirai bien à m'extirper de là, que ce n'était qu'une question de temps et de ténacité. Je me souviens aussi, de façon très claire, ma motivation sans faille, et ma croyance en une forme de justice sociale par la méritocratie. Mais la croyance va rapidement se confronter à un réalisme qui ne trompe plus.

"A l'école polytechnique, un élève sur deux a un parent prof." (2). En réalité, le jeu est largement biaisé. Je n'en veux pas à ces jeunes qui ont en quelque sorte fait preuve d'un pragmatisme compréhensible, même si l'objet de leur réussite reste méprisable. Mais quelles possibilités a-t-on quand on rentre chez soi, que nos propres parents, analphabètes, et sortant tout droit d'un village, n'alignent pas deux mots de français et qu'il n y a que 2 chambres, à partager entre 8 frères et soeurs ? Qui pourrait étudier dans de telles conditions ? Qui pourrait intégrer l'X, Centrale, ou même Sciences Po' ? 

Parlons-en de Sciences Po'. La part d'enfants d'employés et d'ouvriers a stagné : environ un étudiant sur douze alors qu'en même temps, les enfants de "cadres et professions intellectuelles supérieures" représentent 63,5 % des étudiants entrant en premier cycle (3). En même temps, on apprend dans ce même article, qu'un étudiant "y coûte 50% plus cher qu'un étudiant d'université, bien que les matières enseignée ne soient pas les plus coûteuses en équipement...". Double peine, encore une fois pour les classes populaires qui n'envoient pas toujours leurs enfants dans le supérieur, mais qui en plus, participent au financement de ces institutions via l'impôt indirect, notamment la TVA.
Dans une belle formule, Nicolas Jourdin déclare : "Sciences Po a conservé au fil du temps sa vocation d'alchimiste qui métamorphose l'arbitraire de la naissance en capacité présumée." (3).
Mais je n'allais pas finir dealer tout de même, et puis j'ai ma chambre à moi, un vrai luxe. Pas assez fort en culture générale, pas assez fort en mathématiques, j'ai tout de même eu pharma. Un coup de bol à la loterie des cerveaux. Un boulot, mais pas de quoi se payer un appart', encore moins une voiture.

Le problème est plus large, systémique. Ce n'est pas seulement  mon ascenseur qui est en panne, mais celui de toute une jeunesse, en France et en Europe. La faute a une classe dirigeante pathétique, amorale et égoïste. Une classe politique qui brille par ses échecs, sa bêtise et sa constance dans la médiocrité. Le docteur Jérôme Cahuzac a caché un compte en suisse ; dans le même temps c'est 5,6 millions de jeunes en Europe, qui sont au chômage. La génération "Y", pour l'instant sacrifiée, récupère un présent où le champ des possibles se retrouve à néant. Une jeunesse a qui on aura promis monts et merveilles, une subsistance décente qui serait acquise par les études. Mais aujourd'hui, nos beaux diplômes ne valent presque plus rien, presque.

Fin de semaine, donc. L'horloge affiche 12h30, le dernier patient-client gare une Mini Austin devant la pharmacie et rentre, me demandant du lait pour bébé. Banal, sauf que je reconnais à ce moment là un mec avec qui j'étais au collège. Un dernier de la classe, un fumeur de joint, un dealer bien connu de la cité. Ironie du sort, il venait d'emménager pas très loin de la pharmacie avec femme, et enfant. Et c'est moi, comble de la bouffonnerie, qui était en train de le servir.
Fin de l'anecdote, je serre les dents. Du dealer au politicien, en passant par le chef d'entreprise, tout est lié. Il y a les dominants et les dominés, et entre les deux, nous, qui naviguons entre ces deux mondes, à la recherche d'un équilibre salutaire.

Les grèves, le mouvement des indignés, les révolutions du printemps arabes, tout cela s'entrechoque, mais ne révolutionne pas le monde. En Europe, c'est l'absence d'utopie qui règne en maître. A 30 ans, notre génération se voit fermer les portes d'un avenir décent dès lors qu'on ne bénéficie par d'un réseau puissant, de parents ayant eux-même réussi ou d'une fortune héritée. 
On dira qu'il y a pire, toujours. Des exemples partout, les pays en voie de développement, les usines qui ferment, la rue, le film "slumdog millonaire". Mais en définitive, le mouvement c'est la vie, et on reconnaîtra que l'espoir - il en existe d'ailleurs toujours un - se trouve nécessairement ailleurs.

Fin de semaine, donc. Mais avant cela, un autre patient reçu plus tôt dans la matinée. Son cardiologue a décidé lors de la dernière consultation de basculer son AVK  - la fluindione - par un NACO, pour "nouveaux anticoagulants oraux". Le papi est âgé, il a 81 ans, encore toute sa tête, mais pas de consentement éclairé ici. Le cardiologue lui dit : 

- Vous verrez, c'est mieux, plus besoin de faire un INR chaque mois. 

Papi fait toujours confiance aux grands manitous les docteurs, les docteurs en médecine, les vrais, parait-il, tout du moins en France. Il y aurait là beaucoup à dire sur l'éthique, l'indépendance des prescripteurs et l'information médicale qu'ils reçoivent, mais passons.

Papi, n'a pas eu de parents éduqués ou riches, alors il n'a pas fait sciences Po', il aura été embauché à l'usine Renault. Petit salaire, et donc petite retraite. Mais crise oblige, l'Etat vient d'effectuer un gel des retraites, affectant ainsi directement sa petite pension. Fais chier, parce que l'Etat qui crie famine, au lieu de taper sur les faibles, pourrait facilement en faire, des économies. Un traitement par dabigatran (Pradaxa) coûte 2 euros par jour, là où un traitement par AVK ne coûte que 0,12 euros par jour, soit un surcoût de 150 millions d'euros par an pour un produit qui ne fait pas mieux, et pour lequel on a pas d'antidote, mais c'est normal, les représentants de l'Assurance-maladie siègent au CEPS (Comité économique des produits de santé), assurant ainsi un flou qui est du "pain béni" pour les industriels, déplore François Chast dans un article du monde.fr (4). 

J'appellerai bien le cardiologue, moi, pour m'expliquer avec lui. Car, on a peur de rien, nous, la génération "Y", encore moins de l'autorité établie. Mais papi, lui, il comprendrait pas pourquoi je passe ce coup de fil, alors même que ce serait peut-être pour son bien, et ma chef, elle, doit absolument faire son chiffre journalier. Je passe donc encore sous silence ce que je sais.
Ma chef ? Elle a pas d'éthique, je parierai même qu'elle a bien dormi quand les mecs sous Médiator sont morts. D'ailleurs, je me demande même si y a un pharmacien en France qui en aura fait une, d'insomnie, suite à cette histoire. 

Pourtant, les pharmaciens sont les gardiens des poisons, non ? En tout cas, c'est écrit sur le serment de Galien, un truc qu'on lit au moment de la soutenance, mais rarement mis en pratique dans la réalité. En pratique, poison ou pas, si le médicament a une AMM, et qu'il est prescrit, sauf contre-indication, 99,9% des fois, papi recevra effectivement les médicaments, et le pharmacien ne fera que suivre les ordres du prescripteur. 

Ma chef un peu plus tard, m'apprendra qu'elle venait de s'acheter une voiture, une belle Clio toute neuve, toutes options, d'ailleurs dans la même usine où papi avait travaillé. Elle aura aussi investi dans un studio parisien qu'elle louera très cher. "Dominants- dominés", disais-je, me jetant ainsi à la figure le succès d'une génération "baby-boom" qui aura tout eu.

Alors ce papi, à qui je souriais nerveusement, j'avais envie de lui dire bonne chance. Il avait survécu à la fluindione, peut-être allait-il survivre aussi, au dabigatran. En tout cas je croisais les doigts. Quant à moi, ascenseur en panne, obligé de me taper les ricanement des dealers chaque nuit, espérant ne pas tuer un "vieux", trop intoxiqué par un médicament mal noté ; j'attends les week-ends en serrant les dents.

Je ne suis pas aigri, bien au contraire. Je ris, souris, lançant mes dernières forces dans une bataille sans nom. Aimer, c'est "se réjouir de", disait Spinoza, alors je me réjouis de mes amis, de ma famille, et d'un certaine lucidité qui me maintient en vie.
Et puis un de ces quatre, quand les conditions seront enfin réunies, espérant trouver un endroit un peu moins inégalitaire et où les chances de réussites reposeront un peu moins sur la fortune héritée, et les origines sociales, mais sur la personnalité et les capacités individuelles intrinsèques ; je laisserai alors derrière moi, ce post-it : 

- Sorry, i had to go see about the world...  (5)





Bibliographie  : 

1. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe 1, 285-286

2. Eric le Boucher. Le scandale de la génération X. Les échos. 2010

3. Nicolas Jounin. Il est temps d'en finir avec Science Po ! Lemonde.fr. 2012

4.Florence Rosier. Pourquoi un prix aussi élevé ? Lemonde.fr 2013


5.Gus Van SanT. The good will hunting, dernière scène.1997 



The good will hunting, Gus Van Sant, 1997

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