mardi 6 août 2013

J-357 : Fémara, les préparateurs, la mine de charbon et "la Route" .

Nous avons bien avancé aujourd'hui. Au fond de la mine, l'air chaud, le souffle court, nous creusons un peu plus. La pioche m'écorche les mains, j'ai le visage plein de suie. De l'autre coté de la galerie, je vois mes amis, le visage en sueur, le regard vitreux, l'air hagard. Une journée de plus à la mine...

Je cligne des yeux, et sors de ma torpeur. Le décor ne change pas tellement. Je suis catapulté en officine. Il pleut aujourd'hui, chouette, il y aura moins de monde. Ça me laissera enfin le temps de lire les articles qui s'accumulent sur mon bureau. J'essaye de ne pas trop focaliser mon regard sur un endroit spécifique, ça pourrait me donner la nausée.
L'endroit m'écoeure, je tourne la tête. Il y a à gauche un mur remplit de grossières conneries, du "top slim" ventre plat, des draineurs, des substituts de repas, des eaux de toilettes. Je tourne un peu plus. Le décors défile, et avec lui, son lot d'absurdité. Un sac de plage, "offert" pour l'achat de produits solaires, une peluche, des galets pour huile essentielle, un authentique "Elixir de marabout", un "Philtre légendaire et centenaire" et des médicaments OTC, évidemment.

La "chef" est toujours en vacance, je me retrouve avec 2 préparatrices et un préparateur.   
Enfin, "assimilé" préparateur, ayant raté le concours du brevet professionnel. Peu importe, il est dans l'équipe depuis 15 ans, et cela ne semble pas gêner le pharmacien titulaire. État de fait donc, mais aussi tolérance des autorités de santé et des inspecteurs en pharmacie - sous dotés - qui semblent fermer les yeux sur une tradition française, encore une.
Mélange des genres, où les rôles, missions et fonctions de chacun, s'entrecroisent, s'entrechoquent et finissent par s'annihiler. Au sens littéral, le préparateur "prépare". Sa mission première, celle qui lui est intrinsèquement dévolue, consiste en la préparation des médicaments, mais avec l'avènement de l'industrialisation et l'essor de la chimie, celle-là aura disparue, cannibalisée par l'émergence des spécialités toute faites.
Mais nécessité fait loi et les pharmaciens titulaires auront donc logiquement impliqué les préparateurs au comptoir, assassinant par là même, leur propre identité.

Car, il ne suffit pas de mettre un badge, une chemise ou une robe pour se démarquer de la blouse blanches des préparateurs. La simple dichotomie vestimentaire n'a jamais servie à délimiter les rôles en pharmacie, puisque les éléments qui y officient remplissent la même fonction. C'est un constat et une forme de laxisme généralisé. Lorsqu'une préparatrice ou un préparateur, délivrent au comptoir, ils font non seulement un acte qui n'est pas de leur ressort ; plus grave encore, ils vident l'acte pharmaceutique lui même de toute sa substance.
La tarification assistée par le logiciel, la lecture de l'ordonnance, ainsi que la libération des boîtes, si elles se font dans le bon ordre et dans le respect des attentes de la sécurité sociale, posent en réalité problème, celui de l'analyse pharmaceutique.
Le pharmacien titulaire, en tolérant cet état de fait se dérobe aux impératifs, et fait fi des responsabilités qui lui incombent. Pour le patient qui se pointe à l'officine c'est comme jouer à la roulette dans un casino. Il aura une chance sur quatre de tomber sur un pharmacien, mais à ses yeux, la perte de chance ne sera pas forcément apparente, puisqu'en rentrant dans une officine il pensera nécessairement bénéficier, de façon légitime d'ailleurs, d'une qualité d'analyse égale, et supposée présente, une fois le comptoir atteint.



La journée continue, j'entends les préparatrices débiter des inepties, relais des laboratoires pharmaceutiques venus prêcher la bonne parole sur tel ou tel nouveaux produits ; j'assiste désabusé, attristé, au spectacle de la pensée unique et aux méfaits d'un marketing ciblé, associée à une confiance aveugle en leur expérience "biaisée" du comptoir.
Conseiller depuis 15 ans de la cortisone en crème pour soigner les piqûres de moustiques, ce n'est pas faire preuve de son efficacité, pas plus que conseiller systématiquement la Biafine en présence d'une brûlure, celle-ci n'est d'ailleurs pas plus efficace qu'une simple vaseline officinale.
L'erreur est fréquente chez les patients. Allez à la pharmacie, c'est aller chez "LE" pharmacien, peut importe l'interlocuteur auquel il ou elle, s'adressera. 
Le champ d'application des responsabilités est un problème essentiel, qui ne semble pourtant gêner personne.

Je me sens seul au fond de cette mine ou les bruits de pioches et les roulement de bennes, masquent le paradoxal silence des esprits. J'aimerai partager la lecture de mes articles avec mes collègues, développer des idées, revenir sur certains protocoles de soins, casser certaines certitudes, mais elles préfèrent parler "vacance".
Dans cette galère je ne suis pas seul, et mes amis se cassent eux-aussi le cul à creuser. Chacun sa peine. Dr.B, me raconte lors d'un dîner :

- Envie de baffer cette putain de maquerelle de P.R (pharmacien responsable)

Mon amie, Dr.B, pharmacienne junior dans l'industrie pharmaceutique, prend cher. Les pervers, tout comme les perverses narcissiques, scotchés à leur poste de senior, délèguent et ne cessent de mépriser une jeunesse qui ne fait que récupérer des miettes, au travers la gestion de taches et de dossiers moribonds et insignifiants, quand ils ne passent pas des entretiens d'embauches révoltants.

On creuse, on creuse, la journée n'est pas encore terminée.

Mes camarades et moi-même aurions pu être destinés à de grandes choses. Dr.B a eu 20 en chimie organique la premier année. Brillant, rapide, un esprit vif, qui aura rapidement compris l'imposture aussi en deuxième année, et qui aura petit à petit perdu la flamme, le feu sacré. Puis un cursus classique et un "diplôme en ennuis mortel", avec le sentiment parfois d'être passé à coté de grandes choses. Dr.C a suivi aussi le même parcours, avec l'obligation maintenant de payer son loyer et de ne plus être nécessairement libre. Ils creusent en silence et avec dignité, attendant la gamelle du soir et la douche chaude, apaisante.

Je cligne des yeux, me revoilà catapulté à mon officine. Une femme entre, et me ramène 20 boites de compléments alimentaires pour nutrition entérale suite à une hospitalisation à domicile. Extubée plus tôt, elle peut se nourrir de nouveau, et ces 20 boites sont maintenant destinées à la destruction. Je repense aussitôt à la photo de Kevin Carter, où cet enfant squelettique se traîne par terre, avec en toile de fond, un vautour, près à lui sauter dessus (1). J'essaye de comprendre le déphasage, l'absurdité de cette époque, l'égoïsme et le cynisme constant de nos élites. Pourquoi cet Homme que Hobbes décrit, est-il nécessairement un loup ? 

Une fois ma douche chaude prise, je ne peux me résigner à penser à autre chose. L'absurdité m'obsède. J'allume la télévision un instant. Roselyne Bachelot, Docteur en pharmacie, et ancienne ministre de la santé jusqu'en 2010, apparaît dans un jeu télévisé sur Canal Plus, au coté de la présentatrice Maïtena Biraben, résumant ainsi l'étoffe et l'héritage crépusculaire de nos élites.
Je m'amuse enfin, à calculer le "chiffre d'affaire humanitaire" gaspillé. 
Résumons, 20 boites de Peptamen® (nutrition entérale), comptons aussi, ces deux patientes nouvellement mises sous Femara® (létrozole), un médicament utilisé comme traitement adjuvant dans les cancers du sein, à 116 euros la boite, sept fois plus cher que le tamoxifene, ayant la même indication, sans supériorité démontré, soit une dépense supplémentaire de 1200 euros/an, par patiente, sans avantages démontrés (2).

Les visiteurs médicaux auront eu ici à coeur de faire leur travail, celui-ci se faisant exclusivement au "détriment des intérêts des patients, des caisses d'assurances maladie et de la gestion des risques sanitaires" (3). Les médecins s'estimeront toujours indépendants même si toutes les données de la littérature médicale prouvent le contraire, mais à force de saigner la bête, celle-ci - l'assurance maladie - finira par tirer sa révérence. Et peut-être un jour, suivrons nous l'effroyable destin Grec, ou les patients ne bénéficient plus de couverture maladie après un an de chômage. Peut-être alors, verrons nous aussi à notre tour, des histoires comme celle d'Elena, souffrant d'un cancer du sein métastasé, et ne pouvant s'offrir une chimiothérapie faut de couverture sociale, ou encore ces patients qui ne pourrons bénéficier d'Erbitux, celui-ci n'étant plus livré en Grèce à causes des retards de paiement récurant. Rêvons d'un choc, d'une prise de conscience salutaire, d'un humanisme éclairé et retrouvé, car à ce rythme là, The Road,  le roman post-apocalyptique de Cormac McCarthy ne sera plus une fiction.





1. Pauline Auzou, "Une si pensante image", lemonde.fr 2013

    Lien : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/26/une-si-pesante-image_3454254_3246.html

2. Létrozole- fémara- Cancer du sein : pas d'avantage en traitement adjuvant de 1re ligne. La revue prescrire 2007; 27 (282) :250

3. Eric Favereau, "Du poids du visiteur médical sur l'ordonnance." Libération.fr, 2012


4. Liz Alderman, "Amid Cutbacks, Greek Doctors offer message to poor : You are not alone." the new york times, 2012.


Lien :  http://www.nytimes.com/2012/10/25/world/europe/greek-unemployed-cut-off-from-medical-treatment.html?pagewanted=all

   En français : http://www.presseurop.eu/fr/content/article/2964101-les-robin-des-bois-de-la-medecine-grecque






































La route, de John Hilcoat, 2009

4 commentaires:

  1. De l'erbitux dans le cancer du sein ?!? Même en France elle n'en aurait pas eu Eléna, pas d'AMM et situation non acceptable ANSM, aucun bénéfice clinique et EI +++ sur les quelques études menées ..
    Sinon blog bien écrit mais si tu es tant oppressé que ça par le métier pourquoi ne fais tu pas autre chose ? Vu ta vision des choses, pharmacien hospitalier t'irais plutôt pas mal surtout en ce moment (pharmacie clinique se developpe à grande vitesse)

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  2. Nous sommes d'accord, le cetuximab (Erbitux) est exclusivement utilisé dans les cancers digestifs, j'avais fait un raccourci trop rapide.
    Les patients sans couverture maladie ne peuvent plus soigner leur cancer du sein , le protocole classique utilisé étant le FEC ou le FAC.

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  3. Actuellement étudiant en 4ème année de pharmacie, je me dois de dire que je me retrouve parfaitement dans tes analyses.
    La situation du préparateur en pharmacie cristallise tout particulièrement mes frustrations et explique mon dégoût profond de la filière officine: je m'explique ...

    Mon rêve de lycéen, naïf, d'être un jour titulaire d'une officine rentable ET au (vrai) service du patient s'est brisé le premier jour de mon premier stage en officine.
    On me présente à l'équipe, on me confie à la magasinière qui m'explique son métier pendant toute une matinée car j'apprends que celle-ci part en vacances et qu'on compte sur moi pour la remplacer: réception de commande, rangement de boîte, balais, livraisons à domicile, périmés, etc.
    Contrairement à ce qu'on pourrait penser, à ce moment je me réjouis de cette situation: "je me fais la main", on me lègue des responsabilités, je serai aux premières loges pour observer un pharmacien exercer son art.
    Non, PHARMA M'A TUER, quand pendant toute une journée j'ai pu observer 3 préparatrices sans badge sur 3 comptoirs avec un titulaire cloisonné dans son bureau que personne n'ose déranger.
    Elles étaient bien accueillantes, polies et serviables ces préparatrices mais au niveau de l'analyse c'était zéro.
    Chaque jour, pendant 6 semaines, le même manège et ce tourbillon m'a entraîné de plus en plus profond dans la désillusion, la déception, la honte et la rage provoquée par cette impression de s'être fait avoir.
    Après la réalisation d'un rapport de stage bâclé, je recueille les témoignages de camarades de promo, dans l'espoir d'être l'exception et pouvoir me rattacher à mon rêve.
    Mais presque tous me décrivent des situations similaires et bizarrement ça ne les choque qu'après en avoir discuté avec moi. J'étais probablement un des seuls à avoir formulé tant d'espoir pour cette supercherie qu'est la pharmacie d'officine.
    Stage après stage la rage a fait place au dépit puis au défaitisme.

    Alors quand on me pose des questions sur mon avenir, sur les dessous et les débouchés de la pharmacie, je mens. Probablement car j'ai honte de m'être fait avoir, on verra bien comment l'internat se passe, dernière échappatoire pour une partie des étudiants qui se sont retrouvés ici par hasard, par défaut ou comme moi par désillusion.

    D'ailleurs, quelle cruauté de nous former, de nous donner les informations pour être en mesure de mettre en place les bonnes pratiques et une analyse pharmaceutique pertinente si c'est pour finir dans un tel carcan! À ce niveau j'envie clairement les préparatrices.

    Je laisse cette trace comme une bouteille à la mer qui ne sera probablement jamais récupérée mais qui aura au moins le mérite d'exister.

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    1. Merci pour ce témoignage. Je te prépare une réponse, qui je l'espère, t'ouvrira certains horizons nouveaux. A.D

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