Outre la médiocrité affligeante de ce déplacement et sa mise en scène ridicule, ce qui frappe, c'est l'abandon de toutes formes de responsabilités chez nos élites, en même temps que leur inanité.
Le peuple, au travers une lutte acharnée, aura permis la construction d'un système égalitaire : l'Assurance maladie. Mais l'universalité, ainsi que l'essence même de ce système de soins sont remis en question, la faute à une classe politique, qui n'a de cesse, que la conservation du pouvoir au travers les différentes échéances électorales.
Fatalement, et face à un État et des institutions moralement en ruine, les individualités aux appétits aiguisés, profitant dès lors, d'un capitalisme in fine dérégulé, oeuvrent vers une logique de maximisation des profits et une aversion pour les pertes, au mépris de toute vie humaine.
A ce jeu là, Jaques Servier - présumé innocent - aura tout gagné. En bénéficiant d'une législation laxiste, concernant l'octroi des AMM, et s'appuyant à un système de pharmacovigilance défaillant, il aura écoulé son médiator® durant des années. Une fois le scandale révélé, l'instruction, toujours en cours, nous offre un spectacle effarant.
D'un cynisme absolu, le groupe Servier aura proposé une indemnisation aux victimes, conditionnée par l'abandon de toutes poursuites judiciaires. Suscitant un véritable tollé, le groupe sera obligé un peu plus tard, de revenir en arrière (2).
- "Vendre des armes, c'est comme vendre des aspirateurs, on passe des coups de fil, on fait des kilomètres, on prend des commandes..." (3).
Dans Lord of War, Nicolas Cage décrit son entreprise, comme une entreprise banale. Un marché trivial qui serait fatalement occupé par un autre, si il venait lui-même à l'abandonner.
Les "seigneurs de guerre" ne travaillent jamais seul. Ce sont les généraux, les sous-fifres, qui se mouillent, occupent le terrain, terrifient les concurrents, cherchent des clients. Mais dans ce casino géant, on ne gagne pas à tous les coups, et les seigneurs tombent, parfois. Dans le dossier du médiator, ce sont cinq nouvelles mises en examen, peut-on lire dans l'article de Simon Piel, paru sur le monde.fr ; qui nous rappellent, l'existence d'un système de santé gangrené par les conflits d'intérêts.
Parmi les prévenus, quatre médecins qui étaient membres de la commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM), mis en examens entre autre, pour : "participation illégale d'un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée", "prise illégale d'intérêt", "corruption", "complicité de tromperie" et "complicité d'obtention indue d'autorisation". Rien que ça (4).
Ces quelques coups d'éclats, d'une justice isolée et manquant de moyens, ne suffiront pas à tuer l'Hydre, dont les multiples têtes nous rappellent qu'une telle entité se doit d'être encadrée. Mais nous se sommes pas en pleine Grèce antique et la ministre de la santé n'a pas le courage d'un Héraclès. L'espoir repose donc sur les individualités, forcement.
Jeudi matin, une vieille dame me présente son ordonnance. C'est plus fort que moi, je me sens obligé - même en présence du pharmacien titulaire - de prévenir cette patiente de longue date, que la trimétazidine (vastarel®) - aussi produit par Servier- qu'on lui a prescrit et qu'elle s'apprête à prendre, expose à de nombreux effets secondaires, et que sa balance bénéfice-risque défavorable imposerait l'abandon de son utilisation (5). Si c'était le seul médicament...
Continuant l'analyse de son ordonnance, et ne pouvant décemment me taire, c'est vraiment plus fort que moi, je lui expose les risques attachés à la prise de ranélate de strontium (protélos®), qu'elle prend pour son ostéoporose, tout comme les risques afférents à la prise d'etifoxine (Strésam®), supposé calmer ses angoisses.
Si omettre des informations ne semble par préjudiciable lors de la prise de granulés homéopathiques, il en est autrement des médicaments allopathiques. Les pharmaciens français, au mépris de la loi du 4 mars 2002 relative à l'information et au droits des patients, se contentent bien souvent, de simplement vérifier l'absence de contre-indications, les posologies, ainsi que le respect des indications des médicaments prescrits, omettant l'exposé des risques liés à l'utilisation de chaque molécule.
Le pharmacien ne serait pas alarmiste, ni ne manquerait à son devoir de confraternité en analysant réellement l'ordonnance. Il ne ferait que son travail.
Le patient a le droit de savoir que le vastarel prescrit, expose a des symptômes parkinsoniens entre autres, pour une efficacité modeste, au pire inexistante (5). Le patient a le droit de savoir que la prise de ranélate de strontium, expose à un syndrome d'hypersensibilité multiorganique d'origine médicamenteuse, se manifestant par une éruption cutanée généralisée, une fièvre élevée, et une atteinte viscérale (hépatique, rénale, et pulmonaire), avec une mortalité de 10% (6).
Le patient a le droit de savoir, que les granulés homéopathiques qui lui ont été prescrits au vu de ses symptômes, ne contiennent que du sucre, qu'ils sont fabriqués après un processus de dilutions multiples, ne possèdent aucun effet pharmacologique, et qu'il ne pourra en conséquence, s'attendre à rien d'autre - au delà du goût sucré en bouche - qu'à un effet placebo, bénéfique à hauteur de 30%.
En occultant ces informations essentielles nécessaires à un choix éclairé, et en résumant l'acte de délivrance à un simple processus légal de vérification, en conformité avec les désirs du prescripteur, en vu d'un remboursement par l'assurance maladie, le pharmacien devient un "dealer". Si on prend la définition première du dealer, en tant que personne donnant une drogue, de la main à la main, en échange d'une somme d'argent, oubliant les risques potentiels encourus par l'usager.
Je ne peux me résoudre à une telle situation, scandaleuse, inadmissible et révoltante. Cette vision verticale et paternaliste de la médecine, où "le père dit, l'enfant exécute", m'écoeure et déshonore la profession de pharmacien, fondamentalement bonne et nécessaire, mais qui semble chercher son équilibre.
La rémunération du pharmacien - étant le spécialiste du médicament - devrait être fondée exclusivement sur son travail d'analyse et ses capacités d'expertise, allant jusqu'au refus de délivrance s'il le fallait, attendu la protection nécessaire et absolue du patient. Cette disposition existe d'ailleurs dans le code de santé publique, mais n'est jamais utilisée en pratique.
Vouloir rester à un système ancré sur une rémunération basée sur la marge est une preuve de lâcheté, au pire d'incompétence. Ni plus, ni moins. Ceux, qui diront le contraire, n'auront pas le courage d'avouer autre chose, si ce n'est l'impérieuse nécessité de rembourser le prêt attaché à leur fonds de commerce.
Alors fuyons, fuyons à défaut de pouvoir reformer un État quasi démissionnaire, abandonnant le sort de ses citoyens à une industrie pharmaceutique immorale et à des agents économiques motivés par leurs seuls intérêts personnels. Hanah Arendt, a introduit le concept de banalité du mal. Inspirons-nous de sa brillante analyse ici. Les individus, lorsqu'ils ne font que suivre les règles, suivre ce qui leur est permis, autorisé, indiqué, sans penser au destin possible des autres sujets, perdent en quelque sorte de leur humanité. Ce qu'on appellera ici, "la banalité du bien".
Délivrer un médicament, prescrire un médicament, ce sont là des actes important, des actes responsables. Tous les pharmaciens et tous les médecins le savent. Les professionnels de santé accompagnent ainsi souvent les prescriptions et les délivrances de conseils. Protégez-vous du soleil, prenez ce médicament le matin, celui-là plutôt aux repas, etc...
Mais la responsabilité ne s'arrête pas à ces conseils. Un médicament n'est pas nécessairement bon, il peut-être mauvais. Ne banalisons pas son bien fondé.
Pour le médiator, c'est l'AMM qui a conditionné les prescriptions massives, et donc les délivrances automatiques dans toutes les pharmacies. Personne n'était responsable, personne n'était au courant, soi-disant, alors même que la revue prescrire émettait des doutes justifiés et étayés, conseillant sa non utilisation.
"Pourvoir", n'est pas forcément "devoir". Évitons une autre affaire de ce type. A notre échelle, formons-nous, les universités faisant l'impasse sur ces questions essentielles, liées à l'indépendance de l'information médicale. Un nouveau médicament est-il forcement meilleur qu'un vieux ? Ce traitement est-il forcement adapté ? Le patient est-il au courant des risques qu'il prend ? Sommes-nous tout à fait honnête vis à vis de lui ? Il existe des revues indépendantes, il suffit de les lire. Car, on ne pourra pas éternellement se cacher derrière cet argument :
- "I did not know..." (7).
Bibliographie :
1.Marisol touraine en déplacement. :
2. Mediator : Servier ne conditionne plus l'indemnisation à l'abandon des poursuites. Les échos. N°2084 :28
3. Bande annonce, Lord of war, 2005
4.Simon Piel, Cinq nouvelles mises en examen dans le dossier du Mediator. Lemonde.fr, 2013.
5. "Trimétazidine et restrictions d'utilisation : insuffisances des autorités de santé européennes" Revue Prescrire 2013 ; 33 (357) : 507.
6. "Stontium et ostéoporose. A écarter". Revue Prescrire 2013 ; 33 (354) : 267.
7. Retranscription de l'intérogatoire d'Eichmann par Avner Less, utilisé lors du procès de Nuremberg.
Hannah Arendt, de M.Von Trotta, 2012