jeudi 1 août 2013

J-358 : L'effet papillon, Zithromax et le cholécalciferol.

Vendredi soir, 22h45. La semaine n'est pas tout à fait terminée, loin s'en faut. En musique de fond, une nocturne de Chopin contraste avec le bruit strident des pots d'échappements trafiqués. Les dealers sont de sortie comme à leur habitude. La chaleur elle, laisse place petit à petit au tonnerre, annonçant ainsi un bel orage d'été. Je commence l'écriture de ce billet, essayant de rassembler quelques idées, mais la fatigue l'emporte. Je reprendrai demain.

Samedi soir, 23h03. Le moment de coucher quelques pensées. La "big boss" est en vacance, dans sa résidence secondaire. Moins surveillé, je suis pourtant pleinement conscient des responsabilités qui m'incombent. L'occasion aussi, d'exercer l'art de la pharmacie comme je l'entends.
Je regarde discrètement ma montre, les heures passent et les patient défilent, avec l'impression parfois, de revivre éternellement la même journée. Une routine pesante, étouffante, qui commence immanquablement par la levée du rideau de fer, et le démarrage du logiciel. Des inconditionnels attendent fréquemment l'ouverture dès 9 h, souvent pour des broutilles. Ce matin, la première patiente me tend une ordonnance pour 2 boîtes de zolpidem (un hypnotique) et s'en va aussitôt. J'essaye de ne pas la regarder dans les yeux, une forme de mépris, de dédain pourrait m'envahir, et je n'ai pas envie de commencer la journée par un sentiment aussi malsain. 

10 h, je socialise un peu avec les préparatrices. Elles sont profondément gentilles, loyales et sincères. La chef les a formatées, conditionnées, pour offrir un service pharmaceutique décent. L'accueil qu'elles réservent aux clients est souvent parfait, et devant tant de courbettes, les clients ne s'y trompent pas et se dirigent donc droit vers elles, sans même me prêter attention.
La confidentialité n'existe pas ou très peu en officine, c'est une sorte de place publique, un agora. J'assiste donc souvent, et ce malgré moi, à la valse quotidienne des commentaires populistes, racistes et parfois homophobes.
J'aimerais être exempté de ce grotesque, de ce pathétique, la faute malheureusement à ces comptoirs hideux, collés les uns aux autres, de sorte que la délivrance devient plutôt une représentation, une audience, s'éloignant de l'entretien confidentiel, transformant ainsi l'espace en un véritable "comptoir de café médical".

Pire que la routine, l'aliénation. L'acte de délivrance plonge petit à petit celui qui s'y attache, dans un processus de dépersonnalisation lié à la répétition des actes de facturation. Au lieu de créer de la valeur ajoutée, la délivrance déconstruit l'être et le sens même de notre existence. Suis-je formé pour réfléchir ou ma vie n'a t-elle de sens en tant qu'agent économique, que la pression successive de la touche "entrée" ? A quoi me servent donc mes connaissances si "scanner" les ordonnances importe plus que mon analyse pharmaceutique ?  L'interrogation, le talent, la personnalité, s'effacent devant le code de l'opérateur et son objet : la facture. L'essentiel résidant dans le remboursement par la sécurité sociale, lui même conditionné par la gestion parfaite, des dites factures. Le reste n'a finalement que peu d'intérêt.

Milieu de journée, je respire profondément, j'essaye de trouver une branche à laquelle m'accrocher. Il en va de la survie de mes neurones et de ma personnalité. Je ne me laisserai pas ainsi déposséder de toute mon essence. Car, c'est véritablement l'inauthenticité de ma propre existence qui me guette d'un coin de l'oeil.
Il est difficile de trouver un quelconque réconfort intellectuel et la journée brille par sa platitude.
Il y a ce couple qui vient pour la troisième fois cette semaine et qui me glisse une énième ordonnance d'homéopathie. Je ne possède malheureusement pas les souches demandées, il faudra donc les commander. Je ricane ou je pleure intérieurement, peut-être bien les deux, devant tant de croyance et de naïveté. Cette fois-ci l'homéopathe leur a prescrit les souches suivantes : rayons x 9 CH , gun powder - poudre à canon - 12 CH et zones pileuses 6 CH.
Je ne fais aucun commentaire et délivre l'ordonnance aussi vite que possible pour me débarrasser d'eux. Des rayons x en granules ? Il fallait tout de même oser, et que dire "des poils" sucrés...

Au même instant, un homme entre et siffle en attendant son tour. Trois personnes attendent déjà avant lui, je suis moi même avec une patiente atteinte d'un cancer du sein. Début de sa chimiothérapie, je lui explique doucement les effets secondaires à venir. Au même instant, l'imbécile heureux continue de siffloter, n'imaginant pas le délicat de la conversation dans laquelle je suis. En fait, j'aimerai bien le lui dire moi, de fermer sa putain de bouche, mais d'après ma chef : "le client est toujours roi", alors il a bien le droit de siffler. 
La patiente cancéreuse finit par s'en aller. Au tour de l'imbécile. Je déchiffre facilement son ordonnance et le mal de  gorge dont il souffre ainsi que le déficit en vitamine D. Par conséquent, je lui délivre la dixième boite d'azithromicine ainsi que la quarantième boite d'uvedose de la journée. Et, pendant que je clôture financièrement son dossier, le client d'une haleine fétide s'autorise une tirade sur le scandale supposé des médicaments génériques. Encore une fois je ne dis rien.

Le balais incessant des ordonnances toutes identiques à quelques détails près, finit par me donner la nausée. La platitude des commentaires, ainsi que le va et vient incessant des tiroirs à médicaments délivrant toujours les mêmes kardegic, tahor et autres inexium, finissent enfin par me faire rêver d'une autre vie.
Ashton Kutcher dans l'effet papillon, a le pouvoir de revenir en arrière et de changer le court de sa vie. Une telle attitude si elle a le mérite d'être romantique au cinéma, ne peut pas trouver un écho dans la vraie vie. On lui préférera en réalité l'extrait suivant, tiré du poème the laughing heart de charles Bukowski (1) : 

"your life is your life  
 don't let it be clubbed into dank submission. 
 be on the watch.
 there are ways out.
 there is light somewhere.
 it may not be much light but
 it beats the darkness.
 be on the watch..."

" Ta vie est ta vie.
   Ne te laisse pas abattre par une soumission moite.
   Sois à l'affût.
   Il a des issues. 
   Il y a une lumière quelque part.
  Pas bien forte peut-être mais elle chasse les ténèbres.
  Sois à l'affût..."

La lumière n'est jamais très loin pour peu qu'on ait le courage de la voir, de la suivre. En fin de journée, il y avait cette jeune femme, qui sortait de la maternité et qui avait fait le choix de ne pas allaiter. Une sage-femme lui avait néanmoins prescrit de la bromocriptine (parlodel), un médicament utilisé pour freiner les montés de lait.
La logique aurait voulu que je délivre cette boîte sans sourciller, le médicament ayant une AMM. C'est pourtant dans ces petits instants que l'on choisi qui nous voulons être.
Face à cette jeune maman, j'oubliais le dégoût, la fatigue, et l'ennui. Elle méritait une information loyale, le traitement impliquant un dérivé de l'ergot de seigle provoquant souvent des vertiges, nausées, vomissement et des hypotensions, sans parler du risque de complications cardiovasculaires et l'observation de cas mortels, ne justifiant pas l'emploi de cette molécule dans cette indication (2). 
Une fois expliqué les alternatives thérapeutiques, la jeune femme choisira finalement de ne pas prendre ce médicament, rappelant ici l'essence même de notre métier.

Un peu plus tôt dans l'après-midi, j'alertais une autre patiente sur des lésions étranges suite à une prise d'antibiotiques évoquant là, un cas de toxidermie associé à la prise de metronidazole et nécessitant une déclaration auprès du centre de pharmacovigilance.
Le médecin du centre régional de pharmacovigilance également investi dans la protection des patients éveillait chez moi un vrai sentiment de confraternité, un destin partagé dirigé vers la protection des patients. Une pause intellectuelle ou c'est véritablement le soucis de l'autre qui l'emportait sur toutes formes de considération marchande.


En conclusion, c'est l'humanité entière qu'on côtoie dans une pharmacie. Notre personnalité, nos façons d'être, qui nous sommes, se retrouvent dans nos rapports face aux médicaments, aux soins et à la mort. Le défi, si tant est qu'il en existe un, sera finalement de garder une once d'empathie pour son prochain et un intérêt pour l'Autre, dans un environnement bruyant, et aliénant qui n'aura de cesse que favoriser la perte du Soi et la perte d'envie. 
"Tu ne peux pas battre la mort, mais tu peux battre la mort dans la vie, parfois. Et plus tu apprendras à le faire, plus il y a aura de lumière. Your life is your life. Know it while you have it. You are marvelous, the gods wait to delight in you." Inspirons nous de ces quelques vers et visons donc une forme d'idéal. Un idéal ou notre indépendance ne serait pas hypothéquée pour un salaire, un idéal où l'intérêt des patients passerait avant tout et où nos intelligences trouveraient leur pleine mesure. Un idéal enfin, où nos idées seraient prises en compte.

- Soyons à l'affût.


3h47, le coeur léger, je m'en vais me coucher.




1. Charles Bukwoski, "the laughing heart", tiré du livre : Betting on the Muse : Poems and    
     Stories.

2. "Inhibition de la lactation : gare aux agonistes dopaminergiques", la revue prescrire 

      2010 ; 30 (325) :828

Extra Large Movie Poster Image for The Butterfly Effect

 The butterfly effect. d'eric Bess, 2004

4 commentaires:

  1. Salut,

    Tout d'abord je trouve complètement génial ce que tu fais ! Je crois que j'ai rarement été autant sur la même longueur d'onde que quelqu'un !

    Pour avoir bosser dans la pharma, mais côté labo, je me retrouve totalement dans ce que tu postes ici.

    Partir. Vite. Comme le dirait Shakespeare : "ne reste pas ! Va-t-en ! Et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'as dictée de fuir !"
    J'espère que tu n'optes par pour USA/Canada, où c'est encore pire... (Difficile à croire, mais pourtant vrai !).

    C'est rare de voir quelqu'un qui ne se laisse pas broyer par le système, et qui garde quelque valeur morale.

    J'aurais quelque chose à t'envoyer, sans vouloir le faire paraître en commentaire. Serait-il possible d'avoir une adresse mail ou quelque chose du genre.
    Je me doute bien que tu souhaites garder un haut niveau d'anonymat (et tu as raison !), ce qui est également mon cas, aussi je te laisse un mail type yopmail (email jetable, anonyme) :

    john.brooks-4or15vpe@yopmail.com

    Je pense que ce que j'ai à te dire peut t’intéresser.

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  2. Vu la semaine dernière : "Paroi auriculo-ventriculaire 9CH" ... se passe de commentaire ... il fallait oser comme vous dîtes ...

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  3. et que dire de sol 15CH ( granule imprégnée avec de l'eau exposée au soleil....)!!!

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    1. OMG, je ne la connaissais même pas celle-là. Incroyable !

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